CHAPITRE XII
Isis, la Seconde Épouse de Thoutmosis, n’avait pas eu à subir trop longtemps les assauts amoureux de son royal époux. Il rejoignait, à l’âge de trente-deux ans, le royaume de ses ancêtres pharaons sans avoir pris le temps de préparer sa demeure éternelle.
On s’apprêtait à célébrer les fêtes d’Opet, quand brusquement, il fut pris d’une affection aiguë cutanée qui le mena directement de vie à trépas.
Ainsi, son règne avait été court, trop peu marquant pour qu’on puisse en parler dans les annales que préparait la reine et si ce n’avait été ses quelques incursions dans les pays nubiens depuis son sacre, son nom serait resté aussi mince que celui des obscurs pharaons oubliés depuis longtemps.
Peu affectée par la mort de celui que le peuple lui avait imposé comme époux pour légitimer son titre suprême, Hatchepsout prit aussitôt en main sa destinée.
N’ayant jamais eu de griefs sérieux contre Thoutmosis, la reine ne l’avait pas plus détesté qu’elle ne l’avait aimé. Depuis qu’elle régnait à ses côtés en co-régente, observant, veillant, se propulsant partout où le besoin se faisait sentir, elle prenait d’instinct les responsabilités qui s’imposaient.
Et voilà que, subitement, à l’aube de ces fêtes d’Opet, Hatchepsout était frappée d’un éblouissement. Elle devenait plus que reine. L’événement lui arrivait de plein fouet sans qu’elle s’y attende, car Thoutmosis était bien jeune encore lorsque les médecins impuissants avaient décrété tristement en hochant la tête qu’il n’y avait plus rien à faire.
Dans un éclair, Hatchepsout entrevit un grand ciel dégagé qui se profilait à l’horizon. Il s’étalait devant elle avec une telle arrogance, lui faisant entrevoir un univers désormais sans limites, qu’elle s’obligea à fermer les yeux afin d’en atténuer l’intensité.
Consciente qu’un monde où les frontières n’existaient plus se refermait inexorablement sur elle, bien qu’elle essayât d’en enfouir la majeure partie sous une apparente sérénité, elle prit le parti de se forger une coque invisible dans laquelle elle se replierait dès que la nécessité l’y obligerait.
Ses deux filles, Néférourê et Mérytrê, ne la comblaient que partiellement. Elle veillait, cependant, à ce que les honneurs dus aux princesses leur soient rendus dans toute leur intégrité comme l’avait fait pour elle son propre père. D’autant plus que, juste avant le décès de Thoutmosis, Isis, la Seconde Épouse du pharaon, venait de mettre au monde un fils qui déliait déjà bien les langues.
Mais, c’était encore méconnaître la reine de penser que les honneurs ne devaient retomber que sur cet enfant mâle né d’une concubine, même si celle-ci était l’ancienne danseuse sacrée du temple d’Amon, nièce du Grand Prêtre et, plus encore, sa fidèle amie d’enfance.
Pourtant, qu’Isis représentât un danger pour Hatchepsout n’était pas vraiment une certitude.
La mère du jeune prince restait si discrète, si réservée qu’aucun mot ni bruit ne courait à son sujet. N’ayant guère eu le temps d’apprécier les bienfaits que pouvait lui donner un pharaon sans doute plus amoureux d’elle qu’il ne l’avait été de sa Première Épouse, Isis allait prier au temple, rêvait dans les jardins, cultivait son goût pour la musique et le chant.
Mais, pour la reine, la situation ne se clarifiait pas pour autant, car si la jeune Isis s’écartait tout naturellement des intrigues du palais, le bâtard de Thoutmosis frappait fort au cœur de la cour de Thèbes, obligeant Hatchepsout à réagir dans de brefs délais. Et, si elle n’agissait pas avec une précipitation impeccablement calculée, elle risquait fort de se retrouver pourvue d’un titre de reine co-régente partageant le pouvoir avec un conseil nommé d’office qui l’évincerait de toute responsabilité d’envergure.
Hatchepsout avait suffisamment mûri son projet pour tenter de le mener à bien. Elle se ferait sacrer pharaon au cours de ces fêtes d’Opet qui tombaient à merveille. Pour ce faire, elle tenait fermement en mains les éléments fondamentaux, prête à ne pas lâcher l’atout essentiel qui résidait dans sa pure hérédité royale datant de plusieurs générations.
Munie de ce puissant avantage, le peuple ne pouvait contester son sacre.
Certes, qu’elle fût femme restait un point à débattre, mais n’avait-elle pas un autre atout qui lui permettait de réussir cet étonnant coup de maître ? Sa clairvoyance l’avait amenée à conserver les vieux prêtres du temple d’Amon. Et, depuis que son père était mort, ils avaient tous gardé leur entière prérogative, dirigeant le culte des dieux sans aucun changement ni dérogation aux coutumes établies depuis qu’ils en étaient les maîtres.
Hatchepsout se les étaient attachés tout naturellement et, trop inquiets sur leur devenir, nul n’irait contre son sacre. Nul ne s’opposerait à la grande épouse d’Amon, celle qui préserverait intacte leur propre vie et celle de Karnak.
Le seul qui eût peut-être apporté quelque embarras venait de mourir, d’autant plus qu’il cultivait une rancune féroce envers Hatchepsout depuis qu’elle avait fait retirer sa nièce du temple pour en faire la Seconde Épouse du pharaon.
Très âgé, le vieux Sétoui, Grand Prêtre Suprême d’Amon, s’était éteint à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Profitant de cette aubaine, Hatchepsout avait aussitôt donné le titre vacant à son fidèle Hapouseneb qui cumulait les fonctions de Grand Prêtre et de Directeur des travaux du temple.
Fort amoureuse d’Hapouseneb et le poursuivant de ses assiduités, Amenhotep, la fille du richissime constructeur de bateaux, avait réussi un petit coup d’éclat, celui de l’épouser sans que ses parents ne s’y opposent.
Dans le labyrinthe de ses réflexions, Hatchepsout se persuadait donc, à raison, que tout pouvait s’enclencher à merveille. Toutefois, sa pure hérédité royale, alliée à l’acceptation des grands prêtres du temple, n’élevaient pas à elles seules le mur infranchissable qui devait protéger ses intérêts. Un troisième atout lui était indispensable. Et celui-là, elle le peaufinait depuis trop longtemps pour qu’il ne portât pas immédiatement ses fruits.
Les conseillers dont elle s’était entourée et qu’elle avait minutieusement formés et choisis en fonction de leurs compétences lui vouaient une forte admiration.
Certes, ils n’étaient pas sans attendre les titres et les honneurs qu’elle leur avait promis, les distinctions, les privilèges, les hautes responsabilités. En un mot, ils souhaitaient qu’arrivât le plus tôt possible l’instant ou Hatchepsout ceindrait les deux couronnes d’Égypte.
C’est ainsi qu’elle s’était entourée de son très fidèle Senenmout, le plus assidu de ses serviteurs. Il cumulait avec art et maîtrise, son œil de lynx toujours en éveil, les fonctions de Grand Scribe et d’Architecte Royal, d’Intendant du Palais de Thèbes et de Vizir des villes du nord. Il veillait partout où la reine passait. D’une rigidité à toute épreuve, il décelait la plus infime des imperfections susceptibles d’atteindre Hatchepsout.
Comment aurait-elle pu ne pas rester sereine ? À chaque tour de roue de son char, chaque ondulation de sa barque sur le Nil, chaque présentation officielle, chaque voyage hors de la ville, Senenmout était là pour atténuer les difficultés éventuelles.
Plus discret, peut-être, ses autres fidèles n’en étaient pas pour autant moins vigilants. Djéhouty qui, très jeune, avait déjà servi son père était le trésorier de Thèbes, l’Intendant des Sculpteurs et le Vizir de la Haute Égypte. C’était sans doute le plus énigmatique de ses sujets et le moins malléable, mais l’essentiel était qu’il lui renouvelât la même confiance qu’il avait mise autrefois en son père.
Néhésy, passé Chef de toutes les polices, Intendant des Armées, Grand Trésorier militaire et enfin, Juge du Palais de Thèbes, se haussait, derrière Senenmout, à un des meilleurs niveaux dans l’estime d’Hatchepsout. Ambitieux, mais fidèle, Néhésy le beau Nubien ne comptait plus ses morceaux de bravoure envers sa reine.
Enfin, son conseiller Pouyemrê, Joailler de Thèbes et Grand Trésorier des pays du Nord, était aussi l’Intendant des Orfèvres et du Trésor Royal. Depuis quelques années, il servait Hatchepsout avec une loyauté qui, sans manquer de mesure, restait toujours fort calculée.
Restait l’élément le plus insolite, l’un de ses plus fidèles aussi. Séchat, la Scribe, l’Intendante des Artisans et des Potiers qui, femme comme elle, avait déjà su prouver la sagesse et la bonne mesure de ses activités. Prenant d’énormes risques sur sa propre vie, elle avait pu, fort habilement, mater la dernière rébellion des artisans et sauver le sceau de Thot tombé entre les mains des pillards de tombes du temple d’Amon.
Amies ! Certes. Leurs propres mères l’étaient déjà. Et, à la naissance de Séchat, lorsque la douce Séita s’était éteinte, la fillette avait vécu au harem, partageant les jeux et la vie de la petite Hatchepsout.
La reine l’eût volontiers considérée comme une sœur si le destin n’en avait pas fait un sujet à l’égal de ses confrères. Par son brillant esprit et ses capacités professionnelles, elle devenait un élément subordonné, un serviteur, un fidèle qui, en aucun moment, ne devait déroger à la règle. Dans ce cas, comment conjuguer une émotion fraternelle et le besoin de sujétion qu’elle réclamait sans cesse à son amie ?
Bien sûr, dans l’ombre veillaient tous ceux qui devaient s’activer, par la suite, à ruiner ce bel avenir. Des petits clans de nobles, de soldats et quelques vieux dignitaires de province, devaient plus tard se presser dans le sillage du jeune prince bâtard pour l’élever sur un trône qu’ils considéraient comme usurpé par la reine.
Pourtant, Hatchepsout pressentait un long règne et, ce matin-là, tout devait se jouer lors des fêtes d’Opet qui se déroulaient dans l’allégresse et l’exultation. L’année en était au troisième mois du Chemou.
Aux approches de Louqsor, les réjouissances battaient leur plein. L’intensité de la foule régnait dans chaque village avoisinant, répercutant ses bruits jusqu’aux abords du fleuve qui, lui aussi, débordait de cris et de couleurs.
Les marchands ambulants vendaient leurs grillades de poissons qu’ils enveloppaient dans des feuilles fraîches de papyrus arrachées là où elles se trouvaient plantées, sur les bords des cultures ou les berges du Nil. Parfois, un bosquet qui poussait aux alentours leur offrait de larges ombelles dans lesquelles ils emballaient un poulet entier, cuit dans la braise qui grésillait de toutes parts.
D’autres faisaient rôtir des oies du Nil. Vrai festin qu’on pouvait obtenir avec un deben d’argent. Certains emportaient un morceau de choix, en l’occurrence une cuisse bien grasse, contre la valeur d’un anneau de cuivre. Celui qui n’avait que quelques pois chiches ou quelques figues sèches à échanger risquait de repartir avec une aile ou un morceau plus maigre encore.
Joyeux, les clients se rencontraient, s’interpellaient, se bousculaient, se gavaient de gras et de bière tiède.
Pêcheurs, chasseurs, paysans avaient cessé momentanément leur travail et, dans l’arrêt de leurs occupations quotidiennes, ils s’adonnaient gaiement aux multiples agitations qu’offraient la foule en délire.
Livrés ce jour-là à eux-mêmes, les enfants en profitaient pour s’esquiver hors de leur milieu familial. Jouant dans les ruelles étroites, sur les berges du Nil, dans les ateliers désaffectés ou les chantiers fermés, ils se regroupaient, se querellaient, se battaient. Les plus hardis chapardaient, se retrouvant parfois entre deux hommes de police dont la présence soutenue et vigilante quadrillait villes et villages.
Le délire était à son apogée. Une femme-pharaon ! Cela ne s’était jamais vu jusqu’à ce jour et cela valait bien quelques agitations supplémentaires.
Dès l’aube, Hatchepsout avait été vêtue, coiffée, maquillée, parfumée de telle sorte qu’elle était enfin prête à recevoir la couronne du Maître Tout-Puissant.
Les membres de la triade thébaine, accompagnés par le souverain en titre et sur leurs barques respectives, quittaient Karnak pour se rendre en grande pompe dans le temple de Louqsor.
À chaque aube, le départ d’Hatchepsout s’effectuait sur la rive droite de son palais. La grande barque royale, celle d’Amon, l’attendait en oscillant doucement sur le Nil et le lent périple, en cortège d’apparat, se déroulait tout au long du fleuve parmi les ovations et les vivats de la foule.
La veille, devant le quatrième pylône qui constituait la façade occidentale du temple, Hatchepsout avait reçu les ornements de Rê. Elle dut promettre au public d’abandonner définitivement la parure d’épouse du dieu d’Amon pour prendre celle du Grand Taureau Puissant.
Devenue le souverain de la Haute et de la Basse Égypte, la tête surmontée des deux couronnes ancestrales, Hatchepsout ne pouvait plus assumer les fonctions de celle qui devait travailler les ardeurs du dieu. Elle était désormais le dieu lui-même.
C’est ainsi que Pharaon à part entière, elle devait changer son comportement. Après de longues réflexions où elle ne se permit aucune erreur de jugement – et puisqu’il n’y avait plus d’équivoque sur sa prise totale de pouvoir – Hatchepsout décida qu’elle modifierait ses attitudes, sacrifierait totalement son aspect initial et cesserait, publiquement, d’agir comme une femme.
Désormais, il lui faudrait réserver ses intimités à un public extrêmement restreint qui ne devait comporter que quelques servantes et son bien-aimé Senenmout, le seul qui, parfois, avait le privilège de partager sa couche.
Hatchepsout devait, à présent se conduire comme un pharaon. Elle porterait le némès, la barbe et le fouet.
Qu’elle ne puisse plus agir comme une reine ne la gênait nullement. Bien au contraire, cela l’enthousiasmait. Une reine, si grande soit-elle, même la Grande Épouse Royale, entraînait toujours dans son sillage quelques sujets hypocrites qui se croyaient obligés de la considérer comme la femme la plus séduisante et la plus spirituelle de tout le royaume.
Dorénavant, en ce qui concernait Hatchepsout, aucun ne pourrait plus confondre intelligence et beauté.
*
* *
Le sacre se poursuivait dans l’allégresse. Hatchepsout ne cessait d’invoquer son père, Thoutmosis.
Autour de la barque royale, les conseillers se pressaient. Une nuée de scribes entourait Senenmout qui dictait, ordonnait, surveillait.
Hatchepsout, debout, levait les bras et bénissait la foule au nom de la déesse Hathor qui lui donnait tous pouvoirs sur la vie de son peuple.
— Senenmout, dit-elle à son intendant qui inspectait avec méfiance l’entourage de sa reine, que l’on écrive ceci.
Elle leva les yeux au-dessus du Nil et observa quelques instants l’horizon vers lequel pointaient les premiers rayons de Rê.
— Écrivez que mon règne de pharaon sera un échange de bons services entre les dieux et mon peuple. Que je serai toujours prête et empressée à satisfaire les ordres divins et que les oracles seront scrupuleusement suivis afin qu’Amon accorde au peuple chacune de mes requêtes.
Têtes rasées, un long pagne blanc ceinturant leur taille, le buste imberbe découvert, les prêtres se prosternèrent. Hapouseneb vêtu de sa peau de léopard, habit du grand serviteur d’Amon, fit un signe à Amenhotep.
Celle-ci s’approcha, souple et mince comme une tige de papyrus que recouvre une délicate ombelle. Elle fixa son regard sombre dans celui d’Hapouseneb, saisit l’encensoir que lui présentait le porteur d’offrandes et le tendit à son époux dans ses mains qu’elle avait arrondi en coupole.
Puis, se courbant – en public, seul le pharaon ne pliait pas devant le Grand Prêtre – elle resta le dos fléchi, les yeux rivés à ceux d’Hapouseneb. Mais, le rituel exigeait qu’ils ne prolongeassent pas plus de quelques secondes ce duel amoureux du regard même s’ils étaient époux et, à contrecœur, la jeune femme se releva et regagna le rang des musiciennes comme son devoir l’y engageait.
Les prêtres se relevèrent. Leurs épaules brunes et nues luisaient de l’huile sacrée dont elles étaient ointes. Les porteurs d’offrandes élevèrent les statues aux masques des dieux. Elles émergeaient, silencieuses, au-dessus d’un voile opaque de myrrhe et d’encens.
On déposa entre les mains d’Amenhotep la petite harpe dont elle savait si bien effleurer de ses doigts agiles les cordes délicates.
Le Grand Prêtre s’approcha de la reine.
— Les scènes de votre couronnement, Majesté, dit-il, seront inscrites sur les blocs de la Chapelle Rouge. Elles seront toutes représentatives de chacun de vos faits et gestes.
— Sont-elles déjà gravées en bas-relief ? s’enquit Hatchepsout.
Ce fut Senenmout qui répondit.
— Majesté, elles le seront très prochainement. La construction de la chapelle-reposoir n’est pas encore achevée.
— Quand le sera-t-elle ?
— Dès la fin du quatrième mois du Chemou, intervint Hapouseneb en jetant un regard désapprobateur à Senenmout pour lui signifier que c’était à lui de répondre sur un sujet qui le concernait.
Senenmout ne broncha ni ne répliqua, mais posa son œil de rapace sur le prêtre qui poursuivit tranquillement :
— Quand les récoltes seront toutes entassées dans les greniers, Majesté, la Chapelle du temple Rouge pourra vous accueillir.
La foule se faisait dense. On chuchotait à peine tant on écoutait les questions des dieux qui, par la bouche d’Hatchepsout, s’interposaient aux réponses du Grand Prêtre.
Quelques murmures pourtant osèrent s’élever.
— Où est Horus ? Le puissant Taureau Fougueux ! Est-ce donc cette femme qui, désormais, va le représenter ?
Un rire fusa.
— Horus femelle ! Elle a les pis en plus, mais il lui manque l’essentiel.
La raillerie fit écho et, dans le rang perturbateur du public, on entendit des souffles hilares se prolonger.
Plus loin, un autre éclat de rire fut aussitôt réprimé par un homme de police. Le silence revint, mais les murmures restaient collés sur le bord des bouches les plus récalcitrantes, prêtes à fuser à la moindre algarade.
Bien qu’éloignée, on eût dit que la reine percevait les allusions des rebelles. Mais, à vrai dire, ces quelques insoumis ne la perturbaient guère et Néhésy se chargerait de les mettre au goût du jour.
— Qu’on façonne Horus, le Taureau d’Or, à mon image, dit-elle d’un ton ferme, afin que tous l’entendent. Car, je suis son fils, façonnée à sa ressemblance, issue de son corps et de son âme.
Hapouseneb agita l’encensoir. Les vapeurs aux senteurs d’eucalyptus enveloppaient la reine, l’enrobant de ce voile mystérieux qui l’intégrait aux dieux.
— Je me lève en roi des Deux Égypte, cria-t-elle à son peuple. Par la fille du grand Thoutmosis Ier, mon père, je suis le fils d’Amon et celui de Rê, le dieu soleil.
Elle éleva les bras au ciel.
— Senenmout, que l’on ajoute cela.
Puis, elle se tourna vers la droite, là où étaient assises ses filles Néférourê et Mérytrê. L’aînée avait la majesté de sa mère, elle se tenait droite, hautaine, un sourire léger flottant sur ses lèvres minces. La cadette paraissait plus fluette et plus effacée.
Hatchepsout les observa quelques instants et fut frappée par la ressemblance qu’avait Mérytrê avec la princesse, sa sœur, disparue au temps de son adolescence.
Les yeux froids et durs de Senenmout heurtèrent cet instant intime de la reine. Instant où son laisser-aller avait pris le pas, quelques secondes, sur son devoir de roi. En un regard, Senenmout lui rappelait les exigences d’un peuple qu’il ne fallait pas tromper. Elle n’était plus femme à part entière. Elle était Pharaon, homme et dieu Horus tout à la fois.
Elle se reprit rapidement. Les dignitaires de la cour l’entouraient. Ouser la regardait, un sourire railleur au coin des lèvres. Certes, c’était lui le plus récalcitrant. Peut-être faudrait-il l’éloigner de la cour et le nommer ambassadeur dans un pays étranger.
Mériptah avait les yeux fixés sur son rival, Senenmout. Guidé par l’ambition, un désir qui n’était fait que de pouvoir et de puissance, Mériptah n’exigerait que titres et honneurs pour bien se conduire et, déjà, Hatchepsout savait qu’elle les lui donnerait.
Elle abaissa ses bras qui commençaient à devenir las et pesants.
— Mon père est en moi, dit-elle d’une voix toujours aussi puissante, et je suis en lui. Son Kâ le souhaitait. Il se réjouit dans sa demeure éternelle.
Elle s’avança vers Djéhouty dont le buste se dressait sous un collier d’argent et de turquoises. Son pagne court laissait le soleil lécher ses jambes brunes. Il écoutait avec attention les paroles de la reine.
— Que cela soit diffusé dans toutes les terres nubiennes et soudanaises. Je t’en laisse le soin, Djéhouty. Nous élèverons d’autres sanctuaires à la hauteur de la troisième cataracte.
Djéhouty se courba, mais ne se prosterna pas. Il était aux côtés de Séchat qui, remise de ses investigations auprès des pillards de tombes, dissimulait un ventre proéminent sous une large tunique.
Elle fut sur le point de lui adresser un sourire, mais rapidement se reprit. Non ! Hatchepsout ne prolongerait pas son regard sur son amie d’enfance. Ses yeux trahiraient le sentiment complice qu’elle ressentait à la savoir enceinte. Émoi que son peuple ne devait pas percevoir, puisque à ses yeux, elles n’étaient que femmes à vouloir posséder la puissance d’un homme.
Elle se tourna vers le Vizir de Haute Égypte.
— Djéhouty, dit-elle, diffuse ma gloire dans les pays du Sud et présente le nouveau souverain en ma personne auprès de toutes les divinités africaines et que le dieu Dedoun qui préside en Nubie en soit averti.
*
* *
La foule se faisait de plus en plus dense. Dès qu’Hatchepsout eut dicté ses ordres envers les dieux, les processions commencèrent, débutant par un oracle dédié au nouveau roi.
Entourée de ses dignitaires, Hatchepsout s’installa sur son nouveau trône, celui du pharaon. Elle dut aussitôt quitter sa parure d’épouse d’Amon pour revêtir celle d’Horus. Les yeux tournés vers le peuple, il lui fallait incarner les traits de son père.
À peine assise sur le trône, un malaise général se fit ressentir, se faufilant sournoisement à travers le public qui, muet d’incertitude, attendait. C’était comme une gêne invisible qui apparaissait telle une entaille dans les chairs à vif, menaçante, perfide, pour laquelle il fallait un remède immédiat afin d’éviter une gangrène inguérissable et fatale.
Le malaise subsista quelques instants. Les prêtres prosternés feignaient de ne pas le subir et restaient le dos courbé plus longtemps qu’il ne fallait, trouvant là une solution pour ne pas croiser le regard du vis-à-vis. Hapouseneb le ressentait, lui aussi, dans toute son envergure. Il observait la reine et réfléchissait.
Sur un signe bref, presque expéditif, il enjoignit les musiciens aveugles à s’asseoir sur le dallage marbré. L’effet fut immédiat. Aussitôt, une nuée de tuniques jaunes déferla sur le sol en un lent mouvement oscillatoire et lorsqu’ils furent tous assis en scribe, la grande harpe entre leurs bras, ils entonnèrent leurs chants sacrés.
Pour étouffer la tension qui montait telle les eaux de la crue, sistres et crotales reprenaient le rythme, scandant de leurs grelots et de leurs battements les voix des chanteurs.
Glissé entre les dignitaires, un petit homme au visage glabre et au triple menton se repaissait du malaise, esquissant sur ses lèvres charnues un sourire qui allait se perdre dans le triple pli de son menton.
— C’est un avatar d’Hathor, entendit-il dans son dos.
Il se retourna lentement, effleura de ses yeux à demi fermés l’homme grand et maigre qui se tenait derrière lui.
— Où est le Taureau Puissant qui saille les génisses ? murmura-t-il à son tour.
Le regard fixé sur la reine, Djéhouty et Séchat n’osaient souffler. Néhésy avait regroupé l’élite de son armée qui, en un mur infranchissable, barrait l’entrée du palais.
De son grand nez toujours en alerte, Ouser flairait l’atmosphère et Mériptah, qui arborait son éternel sourire de conquérant, observait Hatchepsout comme s’il devait y avoir fatalement un incident.
Craignant, lui aussi, que la cérémonie symbolisant la prise de possession de l’Égypte, par le pharaon, se déroulât avec quelque difficulté, Senenmout défiait les dignitaires.
Il jetait de fréquents regards dont l’acuité s’aiguisait au moindre bruit, sur la rangée de scribes assis en tailleur. Tablettes sur les genoux, calames de rechange coincés derrière l’oreille, ils écrivaient rapidement, notaient, relevaient de temps à autre un œil averti pour le replonger aussitôt sur le papyrus.
Les prêtres-lecteurs qui, assis, attendaient, se levèrent aussi lentement que le protocole l’exigeait et, éclaircissant leurs gorges sèches, lurent à voix haute les charges que le nouveau pharaon devait, désormais, assumer pour le bien-être terrestre de son peuple. Bien entendu, la sainte lecture y ajoutait celles qu’il devait garantir pour maintenir les divinités dans les meilleures dispositions.
Le buste tendu sur le trône du pharaon, l’œil en alerte, l’oreille à l’affût du moindre murmure insoumis, Hatchepsout observait son public.
La foule, le peuple, les dieux ! Elle sentait que le malaise subsistait. Elle ferma les yeux. Répit inutile. Elle avait suffisamment mûri cet instant pour en rayer aussitôt l’ambiguïté. Il fallait dès à présent commencer.
Elle fit un signe à Senenmout. Le bruit d’un gong sur un tambour de cuivre se répercuta dans toute la salle d’audience. Pas une tête n’était tournée ailleurs que vers la reine.
La veille, Hatchepsout avait été couronnée par les prêtres. Ils avaient élevé sur sa tête la cruche en forme de croix ansée et déversé l’eau nourrie de vie. Certes, le couronnement du temple, appuyé par un peuple en liesse qui n’avait cessé de crier ses vivats, amorçait plutôt favorablement les choses.
Restaient, hélas, les nobles de Thèbes et les autres dignitaires, ceux qui provenaient des provinces voisines, ceux qui restaient à convaincre et qui semblaient vouloir décider de l’avenir de la reine.
Hatchepsout savait qu’une révolte des dignitaires pouvait anéantir tous ses ambitieux projets. Ce n’était pas une poignée de fidèles qui pourrait en arrêter la teneur.
Elle posa ses bras menus sur les accoudoirs d’or massif du trône. Le bruit du gong se fit à nouveau entendre. Six serviteurs apportèrent la double couronne posée sur un coussin ourlé de perles et de turquoises.
La foule retenait son souffle.
Majestueuse, belle, malgré la trentaine qui effleurait sa personne, le corps juvénile, le visage mince, le menton fin et les yeux étirés en amande, Hatchepsout se leva.
Qui pouvait lui poser mieux qu’elle, et de façon aussi déterminée, la couronne sur sa jolie tête ? Même Senenmout qui se serait fait trancher la sienne pour lui plaire la regardait avec des yeux dilatés.
Osera-t-elle ?
Son règne allait-il menacer la stabilité intérieure du pays ? Le malaise s’intensifiait. Il s’infiltrait, se glissait, soufflait à chacun des membres de l’audience que c’était un risque pour certains, un pari pour d’autres, une certitude pour les plus acharnés.
Debout, dans sa longue robe à manches qui recouvrait ses épaules, Hatchepsout ferma longuement les yeux. Puis, les rouvrant avec assurance, elle saisit d’une main ferme la double couronne et la tendit aux dieux, élevant ses deux bras à hauteur de sa tête.
Murmurant une incantation, elle la souleva plus haut encore, la tenant au bout de ses bras blancs qui se dégageaient des manches de sa robe et, dans un silence profond, la posa sur sa tête brune coiffée de tresses volumineuses.
Enfin, elle reprit sa position assise, posa ses avant-bras sur les accoudoirs du trône pharaonique qui, désormais, était le sien et observa son public.
— Le némès, la barbe et la queue de taureau, fit-elle d’une voix forte.
Senenmout avait définitivement repris ses esprits. Il n’avait certes pas le temps d’approfondir l’instant d’égarement qui l’avait effleuré lorsque Hatchepsout avait résolument posé la couronne sur sa tête. Aussitôt, il frappa sèchement dans ses mains.
Cinq serviteurs vinrent se prosterner devant la pharaonne.
L’un tendit l’étoffe rayée de blanc et de rouge qu’elle posa sur son front, laissant pendre les côtés derrière ses oreilles et dans son dos.
Quand le deuxième serviteur lui présenta la barbe postiche faite d’une mèche de cheveux tressée en pointe, Hatchepsout ne fut pas plus émue. Elle la saisit avec autorité, car tous ses gestes étaient étudiés, analysés, décortiqués et aucun d’eux ne devait paraître faible ou incertain. C’est donc avec la même fermeté qu’elle l’attacha derrière ses oreilles avec les deux liens. La barbe orna son fin menton triangulaire, avançant avec insolence l’autorité qui s’en dégageait déjà.
Le troisième serviteur lui tendit la queue de taureau, symbole de l’autorité suprême. Le Taureau Puissant que Pharaon devait incarner ! D’un geste précis, elle l’attacha solidement à sa ceinture par une boucle de métal qui représentait son cartouche. Sur le bijou étaient ciselés ses noms et prénoms royaux en hiéroglyphes d’or.
Le quatrième serviteur était le porte-sandales. Il s’approcha d’Hatchepsout et hésita. Jetant un coup d’œil anxieux vers les notables, il eut un instant de désarroi.
Que pouvait-il faire ? Déjà, sous l’Ancien Empire, il était rare qu’une femme portât des sandales. Le Nouvel Empire qui en avait largement généralisé l’emploi, l’avait aussi étendu pour les femmes qui descendaient de la noblesse. Il va sans dire qu’à Thèbes, pour les deux sexes, son usage s’était donc largement développé.
Mais qu’un homme les mît en public à une femme était une autre affaire, fût-ce une reine ou une pharaonne !
Voyant le serviteur persister dans son hésitation et quelques notables arborer un sourire sarcastique, Senenmout s’approcha et de lui et prit les sandales dont la semelle était en fibre fine de papyrus et les lanières en fils d’or tressés. Elles avaient le bout recourbé et brillaient entre les mains de l’intendant. Senenmout se baissa devant sa reine et s’efforçant de ne pas succomber à la tentation de caresser sa peau délicate, les attacha autour de ses fines chevilles.
Enfin, le dernier serviteur tendit à Hatchepsout le fouet recourbé qu’elle saisit avant de le serrer dans son poing mince et ferme.
Sur un nouveau coup de gong que, cette fois, ni la reine ni Senenmout ne provoquèrent, car c’était Pouyemrê, l’Intendant des Orfèvres qui venait d’en prendre l’initiative, deux autres serviteurs s’approchèrent. Ils tenaient un grand pectoral d’or et de lapis-lazuli, un pectoral qui recouvrait lourdement tout le buste d’un homme.
Senenmout regarda avec une hargne non feinte Pouyemrê qui s’approchait d’Hatchepsout. Il réprima un geste de rage à l’idée que ce n’était pas lui qui passerait autour du menu torse de sa reine la lourde carapace devenue, sous les ordres de Pouyemrê, véritable parure d’orfèvrerie.
Le pectoral devait peser très lourd. Entièrement fait de perles et de pièces d’or, le cadre était en métal sur lequel s’incrustaient des turquoises, des cornalines et des pierres fines du désert. Des fermoirs à tête de faucon reliaient chacune d’entre elles.
Tranquillement, Pouyemrê arracha des mains de Senenmout le pectoral. La menue poitrine d’Hatchepsout ploya imperceptiblement sous le poids du fardeau. Mais, relevant le buste, il n’y eut que les yeux exercés de Senenmout qui remarquèrent l’effort qu’accomplissait sa reine afin que l’assemblée ne fit aucune critique.
Un souffle unique s’échappa de la foule. Les dignitaires les plus récalcitrants restaient ahuris sur l’image de la femme devenue homme pour le plaisir des dieux.
De toute l’histoire d’Égypte, on n’avait jamais vu telle audace.
— Les dieux acquiescent, cria Hapouseneb en agitant l’encensoir. Les dieux sont favorables. Vive notre pharaon !
Les vivats commencèrent. Agitant les encens les plus divers, les prêtres défilèrent devant Hatchepsout sacrée dieu et pharaon.
Enfin, maîtresse des deux terres, elle pourrait accomplir son grand rêve. Celui de partir vers des mers lointaines pour en rapporter des trésors inconnus, des parfums, des fourrures, des encens, des bois précieux.
Son regard croisa celui de Senenmout lui rappelant encore qu’elle ne devait, en aucun cas, se laisser perturber par une pensée volage. Elle se ressaisit et là, devait commencer son autorité suprême.
— Je veux que l’on modèle mon image afin de vénérer le dieu des potiers, dit-elle à voix haute. Approche Séchat, car c’est à toi, Intendante des Artisans, à qui je veux confier cette tâche.
La jeune intendante s’approcha. Elle sentait les regards les plus malveillants posés sur son corps grossi dissimulé par l’ample tunique. Plus d’un devait critiquer son état de future mère.
Déjà, plusieurs fois, elle avait croisé le regard malveillant de Mériptah. Qu’importe ! Séchat avait devant les yeux la plus parfaite image de celle qui refusait les critiques acerbes des plus récalcitrants.
— Que le dieu potier d’Éléphantine m’aide dans l’accomplissement de cette tâche, Majesté ! Je vais m’atteler au travail dès la fin de ces fêtes.
Elle se prosterna bas, réprimant une douleur tant l’effort lui pesait. L’enfant lui martelait le ventre. Cette séquestration dans les locaux désaffectés de Coptos et sur le bateau de Knoum ne l’avait décidément pas aidée.
Hatchepsout n’osa lui dire de se relever. C’eût été reconnaître la faiblesse d’une femme enceinte, non faite pour accéder à un poste de dignitaire.
Leurs yeux se croisèrent. En un instant, si bref fût-il, elles pensèrent à leurs propos d’adolescentes dans les jardins frais et ombragés du palais.
— Je te façonnerai, Grand Roi, fit Séchat à voix forte. Mes artisans te rendront illustre. Ils sauront te donner sur la pierre, l’argile, l’albâtre et le granit une figure immortelle que tu emporteras dans ta demeure éternelle.
Un murmure parcourut la salle d’audience. C’était la première fois qu’on l’appelait Grand Roi. Mots jetés de surcroît par une femme !
Partie sur sa lancée périlleuse, Séchat poursuivit :
— Je suis venue à toi, Grand Roi, pour te façonner plus beau que les autres souverains. Tu apparaîtras sur le trône d’Horus à l’égal de Rê et d’Amon. Tu seras l’image du dieu, du peuple, du soleil et de la vie. Moi, Séchat, Intendante des Artisans et des Potiers de toute l’Égypte, je donnerai l’exemple.